4

 

Ils poursuivirent leur route au galop et atteignirent Condate en peu de temps. On surnommait l’ancienne capitale des Riedones[36] la ville rouge car, comme de nombreuses autres villes gallo-romaines, les briques de ses gigantesques remparts avaient été liées d’un mortier vermeil qui lui donnait cette couleur chaude, vibrante sous le soleil d’été. Devant la porte flanquée de deux tours, ils durent patienter : la route était encombrée de fermiers des alentours, d’artisans et de marchands.

— Nous ne passons pas inaperçus, grogna Aneurin. Nous aurions dû attendre le soir.

— Il y a tant de monde, fit Azilis en haussant les épaules. Personne ne nous prête vraiment attention.

— Tu te trompes, domna, rétorqua tranquillement Kian. On nous observe. L’étalon blanc attire autant les regards que toi.

— Que moi ?

— Tu crois que beaucoup de jeunes filles vêtues en homme se promènent à cheval accompagnées de deux cavaliers armés ?

Ils passèrent enfin. Une demi-douzaine de gardes entretenaient une conversation animée en langue germanique. Ils couvèrent du regard le cheval blanc.

— Des Francs, murmura Kian en détaillant leurs longues moustaches et leur invraisemblable coiffure.

Tout l’arrière du crâne était rasé, à l’avant des cheveux fous se dressaient comme une crête formant un collier qui rejoignait de chaque côté du visage l’arc de la moustache.

— Ne les regarde pas, souffla Aneurin. Ils pourraient penser que tu les provoques et nous chercher querelle.

Azilis insista :

— Aneurin a raison, Kian.

Il obéit à contrecœur. Il n’avait jamais quitté la campagne. Il savait qu’on avait jadis engagé ces guerriers réputés pour tenir Condate et défendre les côtes contre les Saxons, mais il ne les avait jamais vus. Le combattant qu’il était ne pouvait qu’être fasciné par leur aspect farouche et par la hache de lancer qui pendait à leur ceinture.

Mais l’attention de Kian fut bientôt happée par la ville. Ils remontèrent le cardo[37] vers le forum. Les rues empierrées et bruyantes étaient bordées de galeries couvertes qui protégeaient les passants de la pluie ou du soleil. La chaleur faisait danser l’air devant les yeux d’Azilis, collait sur sa peau moite une poussière grisâtre et étouffante. Les échoppes débordaient d’étoffes, de poteries, d’aliments, d’ustensiles. La foule était si dense qu’ils avaient du mal à se frayer un passage.

Azilis connaissait bien Condate, car autrefois sa famille y passait l’hiver. Mais, après son accident, Appius n’avait plus quitté la villa et Azilis était restée près de lui, trop heureuse d’être débarrassée de Marcus pendant les mois sombres de l’année.

De toute façon, elle préférait la campagne à la ville et ne goûtait guère la compagnie des demoiselles qu’on lui faisait fréquenter ici. Leurs occupations l’ennuyaient. Auprès d’elles elle se sentait encore plus seule et plus différente. Et puis elle avait Ninian. Son frère non plus n’avait jamais eu d’amis. Ils se suffisaient l’un à l’autre. Qu’importaient la pluie ou le froid de l’hiver quand on déroulait Les Métamorphoses d’Ovide dans la bibliothèque, entre deux braseros. Si le temps n’était pas trop mauvais, elle reprenait ses promenades, s’enivrait des couleurs chaudes de l’automne, du mauve de la bruyère, du jaune pâle des genêts, du rouge vif des baies. L’air vif lui fouettait les joues, les corneilles s’envolaient à son passage sur les champs enneigés. Ainsi avait-elle passé deux ans sans quitter le domaine.

Elle se sentit prise de vertige. Étaient-ce les cris et la foule ou les images du massacre qui l’assaillaient sans cesse ? Elle serra les rênes de sa jument, la vue brouillée, les tympans agressés par une cacophonie de cris qui lui faisait perdre ses repères.

Un colporteur leur proposa des pois chiches bouillis. Puis ce fut un mendiant qui s’accrocha au pied d’Azilis jusqu’à ce que Kian le chassât d’un coup sur l’oreille. Luna, nerveuse, renâclait. Elle n’avait jamais affronté pareille cohue. Azilis faillit vider la selle au moment où un cochon évadé filait sous les jambes de la jument. Le trio monta jusqu’au forum, passa devant la basilique et tourna le dos à la rue où se trouvait la domus[38] Sennia.

— Mieux vaut éviter ce quartier, décréta Aneurin. Même si tu n’y es pas venue depuis longtemps, tu risques d’être reconnue par un domestique.

Elle lança un dernier regard derrière elle. Elle se souvint d’un soir de fête à la domus quatre ans plus tôt. Son père avait invité des dizaines d’amis, ils avaient festoyé jusqu’aux petites heures du matin. Pour la première fois, on lui avait permis d’assister à un banquet entre adultes. Elle gardait de cette soirée un souvenir émerveillé. Quatre ans ? Non, mille ! La famille était encore au complet. Ses parents, Caius, Ninian, Sabina qui venait d’épouser Marcus… Elle serra les lèvres, refusant de céder au chagrin qui l’envahissait.

 

* * *

 

Par des rues étroites et tortueuses qu’elle n’avait jamais empruntées, Aneurin les mena jusqu’à une auberge de piètre allure. Une enseigne, sur laquelle s’effaçait un coq noir, la désignait du nom de Nigro pullo. Haute de trois étages, elle montrait une façade de bois décrépite et des volets pelés.

— Il n’y a pas mieux ? s’indigna Azilis, plissant le nez.

— Ce n’est pas là que Marcus commencera ses recherches, répliqua Aneurin. Allez, descends de cheval et laisse-moi t’arranger un peu.

Elle lui obéit. Il la couvrit de son manteau et emprisonna sa longue natte dans son capuchon.

— Et souviens-toi, Azilis, ne parle pas !

— Comment va-t-on t’appeler ? demanda Kian.

— Ninian, dit-elle sans hésitation. Appelez-moi Ninian.

Aneurin négocia le prix à payer pour l’usage des écuries, les repas et une chambre pour lui et ses « compagnons ».

Azilis découvrit avec stupéfaction une salle sombre au plafond noirci qui empestait les corps mal lavés, les relents de cuisine et de suif. Des dizaines d’hommes et de femmes agglutinés les uns contre les autres s’apostrophaient dans un latin vulgaire qui lui écorchait les oreilles et qu’elle comprenait à peine. On riait, on criait, on chantait même, et ce brouhaha abrutissant s’enroulait autour d’elle, l’étouffait autant que les nuages de fumée grasse qui s’élevaient en volutes des chandelles et des ragoûts.

Une cruche de vin tomba sur le sol avec fracas sans provoquer de réaction. Un ivrogne, l’œil terne et jaune, riait sans raison apparente, découvrant ses chicots noircis. Des hommes hirsutes vidaient d’un trait leurs gobelets en disputant une partie de dés ponctuée de jurons. Une servante blonde aux formes plantureuses passait d’une table à une autre pour distribuer pichets et plats, écartant sans s’offusquer davantage les mains qui s’égaraient sous sa tunique échancrée.

Azilis observait la scène avec un mélange de fascination et de répulsion. Jamais elle n’avait mis les pieds dans un lieu pareil, jamais elle n’avait fréquenté de gens du peuple. Elle éprouvait à leur égard l’indifférence teintée de mépris qu’elle avait héritée de son père. Instinctivement, elle se rapprocha de Kian. Son esclave, impassible, surveillait la salle en s’appuyant sur son épée.

Près d’eux, deux joueurs firent tanguer leur table dans un début de bagarre. Kian écarta sa maîtresse, prêt à se battre. Mais les autres séparèrent leurs compagnons et la partie reprit dans un éclat de rires. Kian se tourna vers elle et lui sourit. Elle sourit à son tour. Non, Azilis Sennia ne se laisserait pas intimider par de vulgaires querelles de soûlards !

Face à l’entrée de la salle, elle distingua un escalier qui montait aux étages et une porte ouverte sur une cour. Un grand comptoir occupait le mur sous l’escalier. Derrière le comptoir, un étroit passage encombré d’amphores menait vers la cuisine.

Le patron les conduisit jusqu’à leur chambre. Dans la petite pièce poussiéreuse située dans les combles, trois paillasses à même le sol tenaient lieu de lits. Une table, quatre chaises et un pot de chambre complétaient l’ameublement avec, dans une niche, une jarre d’eau et une cuvette. Il y régnait une chaleur étouffante. De la minuscule fenêtre on apercevait les toits de la ville et le soleil qui déclinait.

Dès qu’ils furent seuls, Azilis ôta son manteau et fouilla dans le sac qu’elle avait rempli d’herbes et d’onguents chez Rhiannon.

— Kian, montre-moi ta blessure. Décidément je suis condamnée à te soigner ! Voyons, j’étais certaine d’avoir emporté une macération de pétales de lys. Ah ! la voici. Ton bandage est plein de sang, tu risques l’infection. Assieds-toi à cette table et relève la manche de ta gonelle.

— Veux-tu que j’aille chercher de l’eau ? proposa Aneurin.

— S’il te plaît. Insiste pour qu’elle soit bouillante et demande aussi du vinaigre de cidre.

Elle dénoua avec précaution le linge maculé qui entourait l’avant-bras de Kian.

— C’est ça que tu appelles une estafilade !

La lame avait profondément entaillé la chair. Il ne suffirait pas de nettoyer et de bander la plaie. Aneurin réapparut avec un plateau sur lequel il avait déposé une fiole de vinaigre, une bouteille d’eau-de-vie et trois gobelets.

— Je redescendrai chercher l’eau quand elle sera chaude. J’ai demandé qu’on nous monte le repas. Moins nous serons vus, mieux ce sera. Alors, cette blessure ?

— Je vais la nettoyer, répondit Azilis, mais je crains qu’il faille un chirurgien pour recoudre la plaie.

— Montre ton bras, Kian.

— J’ai connu pire.

— Peut-être, mais Azilis a raison, mieux vaut suturer.

— Tu ne peux pas recoudre toi-même, domna ?

— Je ne l’ai jamais fait. Je risque de te faire mal.

— Ça fera mal de toute façon, alors autant que ce soit toi plutôt qu’un boucher de chirurgien.

Elle plongea son regard dans ses yeux d’un brun doré, et l’espace d’une seconde y lut une douceur immense qui lui chavira le cœur. Puis Kian reprit son expression impénétrable.

— Tu vois, dit son cousin d’un ton narquois, tu aurais dû passer plus de temps à broder qu’à lire Virgile ou Homère. Je vais chercher l’eau et j’essaierai de trouver du fil et une aiguille puisque Kian préfère tes soins à ceux d’un expert.

Azilis nettoya la plaie avec le vinaigre additionné d’eau, une recette de Rhiannon pour éviter les fièvres et l’infection qui tuaient un homme en quelques jours. On pouvait aussi utiliser du vin, ou n’importe quel alcool. Pourquoi ? Elle l’ignorait. C’était efficace et cela seul importait.

 

* * *

 

Ils attendirent en silence qu’Aneurin revînt. Le vacarme de l’auberge et de la rue leur parvenait à peine étouffé. Rires et cris se mêlaient aux aboiements et aux hennissements. Le bruit traversait aisément la mince épaisseur des murs et les fenêtres sans vitrage. Azilis, l’estomac noué, arpentait la pièce de long en large. Kian lui accordait une confiance aveugle. Serait-elle à la hauteur ?

Elle s’assit devant lui et secoua la tête.

— Je n’y arriverai pas. Allons voir un médecin.

— Tu y arriveras. Tu sais coudre, quand même ?

— Je vais m’évanouir.

— Non, je vais m’évanouir, dit-il avec un petit rire. Je te promets que toi, tu ne sentiras rien.

Aneurin revint à cet instant avec une cruche fumante. Il la posa sur la table, étala devant eux de longues aiguilles et un écheveau de fil. Azilis trempa une aiguille dans le vinaigre avant de faire passer le fil dans le chas avec difficulté. Ses mains tremblaient.

— Bois, conseilla Aneurin en lui tendant un verre, cela t’aidera. Toi aussi, Kian, tu as le droit de te saouler ce soir.

Azilis refusa l’eau-de-vie. La voix de Rhiannon venait de résonner en elle, lui rappelant ce qu’elle n’aurait jamais dû oublier : « Concentre-toi. Puise en toi les forces nécessaires au don de guérison. » Elle respira profondément, ferma les yeux puis fixa la porte sans la percevoir. Son esprit se vida de toute pensée inutile. Elle se concentra sur son souffle et sur chaque point de son corps, puis sa respiration trouva seule le chemin de son cœur et de son esprit. Enfin le désir de soigner s’imposa, impérieux, irrésistible. Une chaleur emplit sa main. Elle commença son travail à la lueur tremblante des chandelles.

Aneurin observait la jeune fille, étonné de son regard fixe, de son immobilité subite, de ce visage tendu. Il fit un geste pour la toucher mais Kian l’en empêcha et il comprit qu’il avait déjà vu Azilis plongée dans cet état étrange.

Azilis recousait la plaie avec une douceur et une fermeté remarquables. Elle paraissait sentir à quel instant accélérer ou, au contraire, s’arrêter quand la douleur devenait trop intense. Parfois elle levait les yeux vers Kian. Il ne laissait filtrer aucune plainte mais serrait les poings si fort que les articulations saillaient, blanches à travers sa peau brune.

— Respire à fond, murmura-t-elle. Concentre-toi sur ta respiration, tu auras moins mal.

Aneurin, assis près du jeune homme, se tenait prêt à le soutenir au cas où il s’effondrerait. Il épongeait le sang qui suintait et servait parfois à Kian de nouvelles rasades d’eau-de-vie. L’opération terminée, Azilis enveloppa le bras dans une bande de lin qu’elle avait tirée de son sac. Puis elle poussa un profond soupir et murmura :

— C’est fini.

Elle s’assit, soudain tremblante.

Aneurin serra l’épaule du blessé.

— Tu fais un excellent patient.

— J’ai un excellent docteur, répondit-il d’une voix un peu pâteuse.

Aneurin l’aida à se lever et Kian alla s’allonger sur sa paillasse.

Azilis but une gorgée d’eau-de-vie, qui lui brûla la langue mais la sortit de l’état de transe dans lequel l’avait plongée son travail. Elle se releva et nettoya la table. La nuit envahissait la mansarde. Les feulements plaintifs d’un matou déchirèrent l’obscurité. Ivre de fatigue, elle fut surprise quand Aneurin la prit par le cou et la serra contre lui.

— Tu es courageuse, petite cousine, et tu es une excellente soigneuse, murmura-t-il en breton. Tu me l’avais dit, tu me l’as prouvé.

Incapable de bouger, elle leva le visage vers lui. Il lui caressa la joue, laissant ses doigts glisser jusqu’à ses lèvres. Elle crut qu’il allait l’embrasser.

— Si c’est pas malheureux de monter trois étages pour servir le ragoût de ces messieurs ! Faudrait pas que ça devienne une habitude ou je vais changer d’auberge, moi !

La fille de salle blonde et pulpeuse était entrée sans frapper. Elle posa brutalement le plateau sur la table, réveillant Kian en sursaut.

— Tenez, régalez-vous. Et si vous avez besoin de compagnie après le dîner, demandez à me voir. Je m’appelle Memmia et j’aime m’amuser.

Elle quitta la pièce en lançant une œillade appuyée à Aneurin. Le charme était rompu.

L'épée de la liberté
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